Vie pro

Les créateurs ont besoin de silence

Nous avons besoin de silence. Lorsque vous parcourez votre site de rencontres habituel, vous voyez la plupart des gens écrire sur la façon dont ils ont besoin de la musique tous les jours et partout. Bien sûr, j’en ai besoin aussi. Lorsque vous êtes passionnés par quelque chose, l’excès est un piège dans lequel il est aisé de tomber. C’est comme une relation destructrice : trop de (temps avec) votre partenaire vous conduit à le haïr, mais si vous êtes entré dans ce «trop» c’est précisément parce que vous éprouviez cette attraction intense envers votre partenaire.

Quoi qu’il en soit, ces temps d’excès informationnels dépassent le seul sujet de la musique. Des vidéos, des didacticiels, des actualités, des podcasts différents sont disponibles sur nos téléphones, ordinateurs, baladeurs mp3 … Vous souvenez-vous – avant Internet – quand les gens avaient l’habitude de laisser la télévision allumée en partageant un repas entre amis ou en famille ? (une habitude que j’ai toujours trouvée profondément irritante) Maintenant, la télévision nous suit dans les trains, les voitures, stations de métro, salles de bains, et dans les rues. Bien sûr, quand ils sont choisis avec soin, podcasts et playlists faits maison sont beaucoup plus utiles et épanouissants que les programmes de télévision. Il ne s’agit pas de poser la question «est-ce bon en soi ?», mais de demander «est-ce trop en ce moment ?». Je suis très heureux de vivre dans cette ère de l’information : il y a tellement de connaissances qui n’attendent qu’un clic pour s’offrir à moi ! Tant de belles oeuvres artistiques, tant de créativité … mais nous sommes des humains, et à l’heure où j’écris ces lignes (février 2017) aucun de nous n’a le cerveau augmenté par la cybernétique.

Le secret de l’inspiration

Ce n’est pas tant une question de concentration – Glenn Gould, à la fin de sa vie, pratiquait son piano à côté d’une radio allumée – que de respiration. Avez-vous déjà remarqué l’inspiration soudaine qui vous assaille quand vous méditez ou lorsque vous vous allongez pour dormir ? Il y a quelques années, alors que je reprenais goût à l’écriture après que la création musicale m’en eusse éloigné, je ne pouvais pas méditer deux minutes sans qu’une nouvelle idée traverse mon esprit. Résultat, je disposais un bloc-notes à mes côtés et interrompais ma méditation aussi souvent que nécessaire – l’inspiration est bien trop précieuse – pour noter les idées qui me venaient à l’esprit. Aujourd’hui encore, l’endroit qui nourrit le plus ma créativité est… la salle de bain. Pourquoi ? Quel est ton secret, ô coach ? Et bien au risque de paraître scandaleusement peu écologiste, je prends de longues, de très longues douches. Je peux rester 15 minutes sous l’eau chaude, à décompresser, à me reconnecter à mon corps, à simplement apprécier le bien-être de l’instant et les sensations agréables qui m’enveloppent. Même s’il m’arrive très souvent de fredonner, je n’écoute pas de musique sous la douche, et je finis généralement par arrêter de chanter pour m’abandonner à l’instant. Le secret, donc, c’est que mon esprit vagabonde. D’une idée à une autre, d’un souvenir à une anticipation. Sujets d’articles ou projets musicaux se bousculent dans mon esprit, et il est rare qu’une douche n’entraîne pas chez moi un moment d’inspiration.

Or, le phénomène d’attention captée – celui qui fait que vos enfants peuvent rester des heures collés à la télévision sans rien apprendre tout en ailleurs l’air « concentrés » – ne laisse pas de place à ces respirations, ces rêveries. Je ne parle même pas du workflow, idéalement synonyme de fluidité et d’efficacité soutenue dans la réalisation des tâches, fussent-elles créatives. Il est évident que votre messagerie Facebook qui bipe à chaque nouveau message et vous promet un petit coup de dopamine à moindre frais ne va pas faciliter votre accès à un workflow fluide, mais là nous parlons de ce qui se déroule (partiellement) en amont du workflow*. Nous parlons de savoir sur quoi vous allez travailler, créer, écrire, composer, jouer, peindre, quels choix vous allez faire pour votre création d’entreprise ou votre prochain rendez-vous galant.

*Pourquoi partiellement ? Parce que de par mon expérience de musicien et de compositeur, je sais que l’inspiration vient aussi en travaillant. Je reviendrai sur la création purement artistique dans un autre article, alors pour faire court disons simplement ceci : si vous avez l’image de votre prochain tableau en tête (parce que vous avez pris une bonne douche et que l’image a éclos spontanément dans votre tête) et que vous commencez à peindre, cela n’implique pas pour autant que de nouvelles idées ne vont pas apparaître. Toujours pour faire simple, certains artistes se tiennent à leur vision initiale et gardent les éventuelles nouvelles idées pour une oeuvre ultérieure, tandis que d’autres intègrent leurs nouvelles idées pendant le processus créatif et dévient ainsi de leur vision initiale.

Prenez des douches.

Concentration ou inspiration ?

Je l’écrivais plus haut, ce n’est pas tant une question de concentration que de respiration. Pendant une méditation, une farniente au soleil ou une douche bien chaude, vous n’êtes ni concentrés sur une idée ni concentrés sur son exécution. (pendant la méditation, vous êtes idéalement concentrés sur la méditation)

Bien sûr, créer des conditions propices à la concentration est souhaitable si vous souhaitez avancer dans vos projets. Les neurosciences, dans l’état actuel de nos connaissances, semblent s’accorder sur l’impossibilité pour l’esprit humain de se concentrer sur plus d’une tâche ou plus d’une perception à la fois. Autrement dit, si vous aimez écrire tout en écoutant de la musique, c’est sans doute parce que vous n’avez pas conscience de ne plus écouter la musique quand vous écrivez. Oui, cette phrase peut paraître absconse. Je répète : si vous aimez écrire tout en écoutant de la musique, c’est sans doute parce que vous n’avez pas conscience de ne plus écouter la musique quand vous écrivez. Sinon, vous réaliseriez que vous ne percevez plus la musique et qu’il est donc inutile de la laisser en fond sonore.

Lorsque j’étais lycéen, notre professeure d’économie nous donnait chaque vendredi une liste harassante d’exercices pour la semaine à venir. Je ne plaisante pas, c’était du style « pour lundi, vous ferez les exercices 72 à 87, pour mardi les exercices 453 à 478, et pour vendredi les exercices 802 à 930 ». Donc, la première chose que je faisais en arrivant chez moi c’était de m’attaquer à cette angoissante to do list et de m’en débarrasser dans l’espoir que je pourrais profiter de mon week-end l’esprit léger. Et comme il s’agissait d’exercices mathématiques ou statistiques (intéressant que pour certains l’économie se réduise à cela…) je glissais un compact disc dans ma chaîne histoire que ce tunnel de contraintes ne soit pas pur désagrément… sauf que je me trouvais régulièrement en train de tapoter sur le bureau au rythme de la musique au lieu de traiter les exercices d’économie.

Cette anecdote peut paraître dérisoire, et vous pourriez objecter que mes problèmes de concentration ne concernent que moi. Comme je l’écrivais plus haut, les neurosciences (dans l’état actuel de nos connaissances) sont là pour soutenir mon propos. Ma petite anecdote n’est qu’une illustration d’un fait psycho-neurologique. Bien sûr, les artistes de cirques, certains danseurs et certains musiciens – notamment les batteurs – travaillent leur capacité à diviser leur attention. Sans rentrer plus avant dans les détails, nous diront simplement que pour le commun des mortels un comportement apparemment multitâche consiste en vérité à permuter très rapidement son attention sur un focus puis un autre. Autrement dit, si vous aimez écrire tout en écoutant de la musique, ce qui se passe techniquement est que :
– lorsque vous êtes concentrés sur ce que vous écrivez, vous ne portez plus aucune attention sur la musique

– lorsque vous avez conscience de la musique et l’écoutez, vous n’écrivez plus

– lorsque vous avez l’impression de faire les deux, l’une des deux activités se fait sans réelle conscience, en pilote automatique (oui, il est possible d’écrire en pilote automatique, mais pas longtemps puisqu’on réalise rapidement que l’on n’est plus attentif à ce que l’on fait et que le résultat s’en ressent)

* Il ne s’agit pas ici de juger vos moeurs ni d’affirmer que vous devez supprimer ces comportements « multitâches », j’ai moi-même écouté Skinny Puppy à certains moments de la rédaction de cet article. J’énonce simplement une réalité et vous en faites ce que vous voulez.

Plusieurs points d’entrée vers la créativité

Le silence a donc deux vertus : ménager un espace pour votre inspiration, pour l’émergence de nouvelles idées et intuitions, et faciliter votre concentration. Mais comme chacun sait, il n’y a que dans la chambre anéchoïque de l’Ircam que le silence existe, et c’est une expérience éprouvante. Dans le langage courant, « silence » évoque le calme, voire, dans les cas extrêmes, l’absence de bruit autre que celui de notre respiration.

Nous l’avons vu, ce calme, par opposition aux innombrables stimuli de notre vie moderne, permet une émergence. Parfois, c’est l’esprit qui vagabonde d’idée en idée jusqu’à la construction d’une inspiration nouvelle, parfois cela se fait à la façon d’une fenêtre pop-up qui émerge sans association d’idées préparatoire. La douche que j’affectionne tant n’est qu’une variante de ces situations de calmes. S’asseoir sur un banc seul, sans baladeur sur les oreilles, cela fonctionne aussi. Marcher seul, ou tout du moins dans le silence, est également une porte d’entrée vers ces moments de libération de la créativité.

Il me paraît important de préciser que le calme n’est pas la seule source d’inspiration et de créativité pour les humains. Une bonne séance de brainstorming dans laquelle vous balancez volontairement toutes vos idées en vrac sur un papier ou un fichier texte, cela peut avoir son petit effet. Discuter avec un collègue ou un proche de votre projet, l’expliquer à un coach, c’est aussi un processus très fertile. En général, lorsqu’on essaye d’expliquer à quelqu’un ce sur quoi on réfléchit, la personne n’a même pas besoin de nous donner son avis : le fait d’énoncer nos préoccupation à voix haute et avec clarté génère de nouvelles idées. Qui n’a jamais vécu ce moment « eurêka » en se confiant à un proche ? Enfin, ne négligeons pas la source de créativité venue de l’extérieur : vos interlocuteurs peuvent vous stimuler soit par leurs questions soit par leurs suggestions.

Les moments de calme ne sont pas l’unique manière de booster votre créativité ou de prendre du recul sur un problème. Mais, par comparaison avec le brainstorming et les discussions, ils possèdent une qualité supplémentaire : rompre avec la sur-sollicitation de notre attention. Faire un pas de côté. Prendre une pause. Se retrouver. Se connecter à soi plutôt qu’à son réseau social préféré… Le silence vient combiner créativité et diète informationnelle – je suis même tenté de parler de « diète attentionnelle » pour être plus précis, et par là même de diète existentielle.

4 réflexions au sujet de « Les créateurs ont besoin de silence »

  1. Mon lieu de jaillissement d’idées personnelles : les toilettes… Oui, le simple fait de me vider la vessie doit déconnecter les circuits surchargés de ma matière grise, et de nouvelles connections et idées surgissent spontanément.
    Étonnante biologie interne.

    Le son (musique, bruit du vent, ronron de la climatisation) peut aussi se marier à notre perception : de même que j’aime marier un vin à un plat, le son qui m’entoure s’allie à ce que je fais. Sautillement de l’attention ? Juxtaposition de stimulations sur certains neurones pour obtenir autre chose ? … à réfléchir en écoutant un bon morceau!

    Et le bruit n’est pas tout : la lumière joue son rôle, notamment les couleurs naturelles du ciel. Et l’obscurité lorsque l’on ferme les yeux n’est jamais totalement noire : mille figures ténues s’exposent, sans nous solliciter…

    De même la posture corporelle que l’on adopte : il y a souvent certains gestes, positions particulières qui tiennent du « rite » et du déclencheur. Se redresser, se pencher en avant ou en arrière, se prendre la tête entre les mains… comme si en bougeant mon corps, j’avais un meilleur accès à certaines fonctions.

    La création a effectivement besoin de place : silence, page blanche, matière brute, casserole vide…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *